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Quand la lutte contre les « fake news » facilite la censure

Lundi 5 Mars 2018

Si de nombreux analystes des médias ont correctement identifié les risques posés par les « fake news », ou fausses informations, ils ont négligé l’incidence qu’a ce phénomène sur les journalistes mêmes. Ce terme est devenu un raccourci pratique pour calomnier toute une profession et les autocrates s’en sont emparés pour justifier la censure et incarcérer des journalistes, souvent sur la base d’accusations de terrorisme fabriquées de toutes pièces.


Dans le monde, le nombre de journalistes intègres emprisonnés pour avoir publié des informations jugées fausses ou fictives a atteint le niveau record, bien que modeste, de 21 journalistes  au moins. Et il est probable que ce chiffre augmente à mesure que les régimes autoritaires se servent des réactions négatives aux fausses informations pour museler les médias indépendants.
Les États-Unis, autrefois chefs de file mondiaux de la défense de la liberté d’expression, ont renoncé à ce rôle. Les tweets incessants du président Donald Trump sur les « fake news » ont servi d’exemple à suivre pour les régimes autoritaires pour justifier la répression de leurs propres médias. En décembre, le Quotidien du Peuple, l’organe de presse officiel du Parti communiste chinois, a posté des commentaires sur Twitter et Facebook abondant dans le sens de la litanie de « fake news » de Trump et précisant qu’elle « témoignait d’une vérité plus vaste sur les médias occidentaux ». Auparavant, en février 2017, le gouvernement égyptien avait fait l’éloge de l’administration Trump, parallèlement aux critiques adressées par le ministère égyptien des Affaires étrangères aux journalistes occidentaux pour leur couverture du terrorisme dans le monde.
Et en janvier 2017, le président turc Recep Tayyip Erdogan avait félicité Trump pour avoir fustigé le correspondant de CNN lors de sa première conférence de presse. Erdogan, qui avait critiqué cette chaîne d’informations télévisées pour son compte-rendu des manifestations pour la démocratie en Turquie en 2013, a dit de Trump « qu’il avait remis le journaliste à sa place ». Trump lui a rendu la politesse quelques mois plus tard lors de la visite du président turc aux États-Unis, en faisant l’apologie de son homologue comme un allié de la lutte contre le terrorisme, sans mentionner une seule fois son lamentable bilan en matière de liberté de la presse.
Ce n’est pas un hasard si ces trois pays ont été les plus prompts à adhérer à l’idée fixe de Trump au sujet des fausses informations. La Chine, l’Égypte et la Turquie ont à eux trois emprisonné plus de la moitié des journalistes détenus dans le monde en 2017, une tendance dans le droit fil de l’année précédente. Ces gouvernements semblent avoir interprété le silence de la communauté internationale concernant leur répression des médias indépendants comme un blanc-seing.
En Turquie, le pire geôlier de journalistes pour la deuxième année consécutive, l’érosion de la liberté d’expression a été particulièrement rapide. Depuis le coup d’État raté de 2016, les tribunaux turcs ont traité quelques 46.000 affaires impliquant des personnes accusées d’avoir insulté le président, la nation ou ses institutions. Chacun des 73 journalistes aujourd’hui incarcérés fait l’objet d’une enquête, ou est poursuivi, pour crimes contre l’État. Les chefs d’accusation les plus fréquents à leur encontre est d’appartenir, d’aider ou de faire la propagande d’une organisation terroriste présumée.
Des lois antiterroristes rédigées en termes vagues, qui font l’amalgame entre des reportages sur le terrorisme et le fait de le soutenir, servent d’alibi à des régimes déterminés à empêcher une couverture médiatique critique. Par exemple, tenter d’écrire sur le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) en Turquie, sur les Frères musulmans en Égypte ou sur les Ouïghours en Chine peut rapidement mener un journaliste derrière les barreaux, au motif d’entretenir des sympathies terroristes. Près de trois-quarts des 262 journalistes incarcérés dans le monde sont accusés de menées antiétatiques, selon le recensement le plus récent  du Comité pour la protection des journalistes.
Même lorsque les journalistes ne sont pas arrêtés, les autocrates ont de plus en plus souvent recours au prétexte des « fake news » pour discréditer des reportages légitimes. Et de manière ironique, les efforts déployés par certains gouvernements occidentaux pour expurger les contenus violents ou fallacieux des médias sociaux ont fait le jeu des autocrates. Si les objectifs de ces tentatives d’épuration – par exemple pour prévenir le genre d’ingérence électorale mis au point par les Russes – sont louables, une conséquence imprévue a été la censure de journalistes intègres couvrant des histoires réelles dans certains des endroits les plus dangereux du monde.
On peut citer l’exemple de ce qui s’est passé l’an dernier avec la couverture vidéo de la guerre civile en Syrie. Pour tenter de limiter les contenus extrémistes, YouTube a supprimé des centaines de comptes-rendus du conflit, dont un nombre élevé de vidéos postées par Shaam News Network, Qasioun News Agency, et le Edlib Media Center – autant de médias indépendants qui rendent compte de ce désastre.
De même, Facebook a censuré les comptes d’organisations et d’individus qui se servaient de cette plateforme pour témoigner des violences commises contre les Rohingyas musulmans de Birmanie, un massacre qualifié par les Nations unies « d’exemple classique de nettoyage ethnique ». Facebook a réagi en disant que ces publications contrevenaient aux Standards de la communauté.
En Égypte et en Syrie, Twitter a bloqué les comptes de journalistes citoyens pour les empêcher de rendre compte des violations des droits humains, selon des journalistes dans les comptes ont été fermés. Les censeurs de Twitter ont même frappé au cœur de l’Europe : en janvier dernier, le compte d’une magazine satirique a été suspendu après l’adoption par le Parlement allemand d’une loi qui permet de sanctionner à hauteur de 50 millions d’euros les réseaux sociaux qui ne suppriment pas en temps voulu les contenus illégaux. D’autres pays européens envisagent des mesures similaires pour obliger les géants d’internet à combattre la désinformation et les extrémismes.
Les lois destinées à limiter les contenus haineux, violents ou les « fake news » sont peut-être bien intentionnées, mais leur application est bâclée et elles manquent de mécanismes permettant de garantir la responsabilité, la transparence ou la réversibilité. Les gouvernements ont sous-traité la censure au secteur privé dont le moteur du processus décisionnaire est l’optimisation de la valeur pour les actionnaires, et non la défense de la liberté de la presse.
Les chefs d’État et de gouvernements des pays démocratiques doivent résister à cette offensive autoritaire contre les organisations médiatiques indépendantes et à cette fin, revoir des lois sur les contenus rédigées en termes vagues et vulnérables aux abus. Des médias libres et dynamiques sont indispensables au bon fonctionnement de la société, tandis que la désinformation peut l’affaiblir. Mais les remèdes officiels qui finissent par réduire au silence ceux qui rendent compte de l’actualité sont pires que le mal.
Courtney C. Radsch est directrice du plaidoyer pour le Comité pour la protection des journalists et l’auteure de Cyberactivism and Citizen Journalism in Egypt: Digital Dissidence and Political Change (Cyberactivisme et Journalisme citoyen en Égypte: dissidence numérique et changement politique – ndlt)
 


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