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Afrique : quand tombent les libérateurs

Lundi 26 Février 2018

La semaine passée, à vingt-quatre heures d’intervalle, les dirigeants de deux pays africains clés ont démissionné de leurs fonctions. Le Sud-Africain Jacob Zuma a finalement cédé aux pressions de son propre parti et quitté la présidence ; le jour suivant, le Premier ministre éthiopien Hailemariam Desalegn annonçait sa décision de quitter le pouvoir face à la poursuite des manifestations de masse et à l’agitation politique.


Dans les deux cas, deux des plus vieux partis de libération d’Afrique, au pouvoir sans interruption depuis un quart de siècle, ont été contraints d’évincer leur chef. Les trajectoires historiques des deux organisations sont largement similaires. Les conséquences de la chute de leurs dirigeants respectifs ne peuvent néanmoins être plus différentes.
Certes, tout comme le Congrès national africain (ANC) en Afrique du Sud, le Front démocratique révolutionnaire des peuples éthiopiens (EPRDF) a connu des dérives, s’est laissé gagner par la corruption et a vu s’éroder, au cours de ce quart de siècle, sa puissance politique. Mais tandis que l’Afrique du Sud parvenait à mettre en place un ensemble solide de garanties institutionnelles à la suite du processus de transition qui mit fin à l’apartheid, l’Éthiopie, après le renversement de la dictature de Mengistu Hailé Mariam, n’est jamais parvenue à construire des institutions nationales suffisamment fortes pour protéger le pays du parti au pouvoir.
Malgré des différences évidentes dans l’histoire et la situation économique des deux pays, la façon dont se sont conduits les deux partis qui y dominent la vie politique et le modèle économique dont ils se revendiquent sont strictement les mêmes. Tant l’ANC que l’EPRDF ont adopté le principe léniniste du centralisme démocratique, au nom duquel les membres du parti sont censés se plier aux décisions prises par l’autorité centrale. Les deux partis déploient leurs cadres dans tout le pays pour s’assurer que la fonction publique suit effectivement les décisions politiques. Dernièrement, dans les deux pays, les élites du parti s’étaient orientées vers des politiques économiques hétérodoxes.
L’ANC a été accusé d’avoir perdu le contact avec son électorat, de plus en plus pauvre dans un des pays les plus inégalitaires du monde. La situation s’est envenimée lorsqu’en 2012, le massacre, par la police, de trente-quatre mineurs à Marinaka  a ravivé le souvenir du mépris souffert par les noirs sous le régime de l’apartheid. Malgré cela, l’ANC, habitué à gagner les élections avec plus de 65 % des voix (en raison de son prestige inentamé acquis dans la lutte pour la libération), a continué de soutenir un Zuma de plus en plus critiqué, faisant face à des accusations de corruption et même de viol. La gouvernance s’est dégradée, tandis que l’économie stagnait et que la corruption et l’emprise sur l’appareil d’État progressaient rapidement. Le parti de Nelson Mandela risquait de succomber à sa propre déliquescence – et d’entraîner le pays avec lui dans sa chute.
Pendant ce temps, en Éthiopie, l’ERPDF ne trouvait pas mieux que de poursuivre ses harangues et ne cessait de rappeler son rôle lorsque, quelques décennies plus tôt, le pays avait secoué le joug de la dictature militaire ; alors même que la jeunesse, née et grandie depuis, n’ayant connu que le nouveau régime, était paralysée par le chômage. L’EPRDF n’admettait pas que ses erreurs de direction puissent remettre en cause son droit à gouverner le pays, et qualifiait de trahison la contestation menée par les groupes d’opposition. Comme l’ANC, plus longtemps l’EPRDF se maintenait au pouvoir, moins il pouvait imaginer qu’un autre parti puisse prendre la barre en Éthiopie.
Lorsque Zuma a annoncé sa démission, le rand en Afrique du Sud a atteint son plus haut niveau depuis trois ans. Mais après que Desalegn a déclaré qu’il quittait le pouvoir, le dollar éthiopien est tombé au plus bas de son cours depuis six mois. Ces indicateurs montrent bien les implications divergentes de ces deux démissions sur l’avenir politique et économique des deux pays.
Comme beaucoup de mouvements de libération africains des années 1960, l’ANC  et l’EPRDF, n’ont plus su répondre à l’évolution de la demande politique et économique, tandis que des politiciens prédateurs et leur clientèle se cachaient derrière la bannière du parti. Mais si le successeur de Zuma, Cyril Ramaphosa, a promis  une « nouvelle aube » pour l’Afrique du Sud, lors de son discours devant le Parlement, quelques jours après la démission de l’ancien président, l’Éthiopie, à peu près dans le même délai, a déclaré l’état d’urgence, tandis que s’élevaient les plus vives inquiétudes quant aux chances de survie d’un État déjà confronté, pour la succession de Desalegn, à des luttes pour le pouvoir très influencées par la question ethnique.
La différence fondamentale, c’est que l’Afrique du Sud a eu des dirigeants visionnaires, parfaitement conscients des dangers que pouvait poser un parti dominant déclaré hors d’atteinte. Mandela aurait  instamment persuadé aux noirs sud-africains, nouvellement émancipés : « Si l’ANC vous fait ce que le gouvernement de l’apartheid vous a fait, alors vous devez faire à l’ANC ce que vous avez fait au gouvernement de l’apartheid. »  Cette attitude s’est traduite dans l’équilibre démocratique des pouvoirs mis en place par la Constitution de l’Afrique du Sud d’après l’apartheid.
L’Éthiopie, en revanche, n’a pas eu cette chance, notamment parce que le régime actuel a consacré ses dix premières années de pouvoir à tenter de consolider sa base précaire et à une guerre contre l’Érythrée voisine. Mais la situation s’est encore dégradée lorsque l’EPRDF a écorné la Constitution qu’il avait lui-même aidé à faire promulguer, et est apparu comme dépourvu de projet national, hormis la réduction des inégalités historiques entre communautés ethniques (quoiqu’il ait effectivement réussi à stimuler une croissance économique telle que le pays n’en avait jamais connue).
Les résultats des récentes élections sont les meilleurs indicateurs de ce qui distingue les institutions démocratiques de ces deux pays dans leur réponse à l’affaiblissement manifeste du parti dominant. L’ANC a continué à perdre du terrain face à ses rivaux car sa direction ne parvenait pas à résoudre les multiples problèmes auxquels le pays était confronté. C’est pour épancher ces pertes que le parti a décidé d’écarter Zuma.
L’EPRDF, en revanche, a transformé l’Éthiopie de facto, en un pays à parti unique, devenu la proie des troubles politiques dès lors que le parti assura avoir remporté, aux côtés de ses alliés, tous les sièges parlementaires aux élections de 2015. La semaine dernière, les institutions démocratiques de l’Afrique du Sud ont sans doute sauvé l’ANC de lui-même. Il est peu probable que l’Éthiopie ait autant de chance. Trop peu de pouvoirs institutionnels ont survécu au démantèlement imputable, par volonté ou par négligence, à l’EPRDF.
Traduction François Boisivon
Biniam Bedasso est Global Leaders Fellow à la Blavatnik School of Government de l’université d’Oxford.
 


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